Le déni, ennemi ou allié ?
- Clément Chaudier
- il y a 6 jours
- 7 min de lecture
Il nous est tous arrivé de refuser de voir ce qui crève les yeux : une relation qui se dégrade, une vérité sur soi qu’on esquive, un événement dont on minimise l’impact. On fait à ce moment précis acte de déni face à la réalité qui s’offre à nous.
Ambivalence interne
Ce mécanisme inconscient est intimement lié à notre condition d’Homme (les animaux n’en n’ont pas la capacité) ; il est donc normal et essentiel à notre fonctionnement.
Toutefois, la finalité du déni est questionnable.
Est-ce un allié sur qui s’appuyer ? Est-ce un ennemi à combattre ? Les deux à tour de rôle ?
Cette newsletter vous invite à explorer les multiples visages du déni, en mettant en lumière ses zones d’ombre souvent méconnues.
Partie 1 : le déni ou la fuite en avant 💨
Dans cette première partie, nous nous attardons sur les limites de ce mécanisme. Si le déni a une capacité protectrice évidente, il faut garder à l’esprit qu’il coûte à chaque individu.
Ce coût est varié : il peut entraver notre bien-être émotionnelle ou notre lien social et éthique.
Il a aussi la potentielle faculté d’abimer notre santé psychique et neurologique.
Théorie de la dissonance cognitive
« L’individu forcé de vivre avec des contradictions internes fait tout pour les résoudre... quitte à nier la réalité. » Léon Festinger
La théorie de la dissonance cognitive est l’un des piliers explicatifs du déni psychologique.
Elle permet de comprendre l’origine de ce mécanisme au fonctionnement complexe.
L’état de déni apparait lorsqu’un individu se retrouve violemment poussé dans ces retranchements et doit répondre de ses propres incohérences.
Ces incohérences renvoient la plupart du temps à des pensées, croyances ou comportements incompatibles.

Protéger son image de soi
Exemple : « Fumer est dangereux pour ma santé » VS « Je fume tous les jours ».
Cette tension psychologique est si forte que la personne pour arrêter ce malaise intérieur décide de fuir la réalité.
Plusieurs exemples de dénis voient ainsi le jour :
« Les études exagèrent, plein de gens vivent vieux en fumant. »
« Fumer me calme et le stress est plus dangereux que la cigarette. »
« On va tous mourir de toute façon. »
On a ici, des exemples, de 1) déni partiel de la réalité scientifique, 2) déni via de la malhonnêteté intellectuelle et 3) déni via le principe de relativisation défensive.
Le déni devient ici un mécanisme de défense cognitif : il évite l’effondrement de l’image que l’on veut garder de soi-même.
Mais pas à n’importe quel prix
Toutefois, ce mécanisme de défense poussé à l’extrême peut s’avérer nocif pour l’individu.
Nous venons de le montrer dans l’exemple de la cigarette.
Le déni ne se limite pas à une dissonance cognitive. Il peut aussi s’ancrer dans :
Une inhibition émotionnelle : incapacité à ressentir des émotions douloureuses
Un refus existentiel : rejet du changement, de la perte ou de la finitude.
Ces comportements peuvent avoir des conséquences graves sur la vie d’une personne et de son entourage.
L’inhibition émotionnelle appelé aussi l’alexithymie est la difficulté à identifier, exprimer et différencier ses émotions. D’après la littérature scientifique1, cet état est est souvent liée à des formes chroniques de déni.
Un lien significatif a été établi entre alexithymie et anxiété, dépression et troubles psychosomatiques. Un premier lien avec notre santé mentale est donc entrevu.
Inconscient adaptatif
En ce qui concerne le second point à travers le refus existentiel, nous sommes ici en présence de ce que l’on nomme l’inconscient adaptatif.
Selon les travaux de Timothy D. Wilson2, la majorité de nos décisions est guidée par l'inconscient.
Ce dernier filtre la réalité pour nous éviter la surcharge émotionnelle. Ainsi, nous rejetons inconsciemment certaines vérités jugées "dangereuses" pour notre équilibre psychique.
Exemple : Un parent refuse de voir que son enfant est harceleur à l’école.
Ce n’est pas de la malveillance mais une inconscience défensive.
Le coût neurologique et psychique
Le déni s’avère aussi être un terrain glissant pour notre santé mentale.
Il y a un risque qu’il conduise à ce qu’on appelle une rigidité psychique.
C’est à dire une distorsion perpétuelle du réel afin de maintenir une illusion de contrôle.
Des études 3 en imagerie cérébrale montrent que le déni chronique active le circuit de la récompense (dopamine) mais désactive le cortex pré-frontal qui n’est autre que le siège du jugement critique.
Cela amène à un cercle vicieux où plus on nie, plus on se convainc… et moins on peut raisonner lucidement.

Bombe à retardement
Il devient alors de plus en plus difficile de sortir de cet enchainement.
Travis Bradberry estime que plus on se réfugie dans l’illusion du déni et plus on perd en intelligence émotionnelle. Or, le manque d’intelligence émotionnelle accroît le déni de soi.
Le déni émotionnel devient une bombe à retardement psychique.
Il engendre un effet de rebond : quand une émotion n’est pas reconnue, elle n’est pas traitée. Et ce qui n’est pas traité finit par s’imposer sous forme de stress, conflits ou comportements d’évitement.
La liste des répercussions est longue :
Douleurs psychosomatiques
Troubles anxieux
Dépression
Perte du lien social
Faible estime de soi
Le déni comme obstacle à l’éthique et au lien social
Le coût du déni revêt ici une dimension plus philosophie et éthique.
Comme expliqué, réfuter le réel n’a pas seulement un impact psychologique : il a aussi un coût moral et collectif.
"Il faut beaucoup de courage pour voir les choses telles qu’elles sont. Mais c’est la seule façon de commencer à vivre." - Carl Jung
L’intellectuelle et philosophe Hannah Arendt l’exprime mieux que quiconque à travers ce qu’elle nomme comme “la banalité du mal”.
Dans ses oeuvres 4, Arendt montre que des crimes de masse ont été rendus possibles par le déni actif des conséquences de ses actes.
Le déni peut donc servir à se déresponsabiliser via le prisme du triptyque tristement célèbre sous le nazisme :
"Je ne savais pas", "Je ne fais qu’obéir", "Ce n’est pas si grave."
A l’image du protagoniste Eichmann, le déni moral se forme lorsqu’on dissocie la responsabilité individuelle du résultat collectif.
Tous les rouages de la machine nazie sont responsables du génocide même les personnes qui n’ont pas été directement impliquées dans la mort des juifs.
Partie 2 : Le déni ou le garant de notre évolution 🌱
Le psychanalyste Sigmund Freud identifie le déni (Verleugnung en allemand) comme l’un des mécanismes de défense fondamentaux du Moi, aux côtés du refoulement ou de la projection.
Comme expliqué en préambule, ce processus inconscient apparaît comme une forme de stabilité intérieure.
Il observe notamment cette stratégie chez des patients confrontés à une perte, une culpabilité ou une humiliation trop intenses.
En somme, le déni selon Freud, n’est pas une fuite lâche mais un ajustement temporaire mais nécessaire de la conscience.
Un "temps mort psychique" pour éviter un effondrement brutal du Moi.
La révélation progressive de la vérité
« Il est parfois plus sage de ne pas tout voir tout de suite. » - Carl Rogers
Si le déni peut freiner ou abîmer, il peut aussi protéger, amortir et préparer.
Comme un rideau tiré devant une lumière trop forte, il permet d’accommoder notre regard à une réalité trop brutale pour être accueillie d’un coup.
C’est une “zone tampon” qui permet à chaque individu d’évoluer progressivement afin de se préparer aux stimuli du monde extérieur.
Certains décrivent même le processus du déni comme une “zone fertile”.
Le terme de fertilité désigne l’émergence du système psychique qui prend le temps de bâtir des ressources comme par exemple la résilience.
Élan de sagesse
Dans la tradition bouddhiste tibétaine, certains enseignements sont volontairement voilés ou transmis progressivement.
Cette pédagogie évite le rejet, la sidération ou la dissonance.
Ce principe de compassion est vertueux : ne pas dire trop tôt ce que l’autre n’est pas prêt à entendre.
Le déni, dans ce cadre, peut être vu comme une forme de sagesse protectrice, à condition qu’il soit transitoire et non permanent.
Le déni comme forme de grâce
Cette vision est partagée par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross.
Dans son célèbre modèle du deuil 5, elle positionne le déni comme la réaction initiale au choc de la perte ou de l’annonce traumatique.
Le déni est une forme de grâce qui nous offre du répit face à un événement traumatique.
Il ne s’agit pas d’une erreur psychologique, mais d’un sas de sécurité émotionnel, qui :
met à distance la violence de l’information
gèle temporairement les affects pour éviter l’effondrement
crée une bulle tampon dans laquelle l’esprit peut commencer à se réorganiser.
Un espace d’attente existentielle
Enfin, nous terminerons cette partie en nous appuyant sur le pensée du psychiatre et philosophe Viktor Frankl. Ce dernier est un survivant des camps de concentration.
Il insiste sur notre capacité à choisir notre réponse face à la souffrance même dans les conditions les plus extrêmes.
Pour lui, le déni n’est pas à rejeter totalement, car il peut précéder un redressement de sens. Il sert parfois à préserver la conscience de l’anéantissement, en attendant que l’esprit trouve une signification à ce qui lui arrive.
Conclusion
Le déni ne doit et ne peut être perçu comme un défaut moral ou une pathologie en soi.
La vraie question n’est pas : faut-il supprimer le déni ?, mais plutôt :
À quel moment le déni devient-il une prison plutôt qu’un abri temporaire ?
Il n’est ni bon ni mauvais en soi ; il devient problématique s’il s’éternise ou s’il nous empêche d’évoluer.
Mais il peut également être une pause salutaire, un espace de respiration avant l’intégration de la réalité.
L’enjeu n’est donc pas de supprimer le déni, mais de savoir le reconnaître, l’honorer, puis le dépasser.
De ce fait, le déni n’est pas par essence mauvais, au contraire.
Seul, l’usage que nous faisons de ce dernier ainsi que la fréquence et le contexte dans lequel nous l’utilisons peut s’avérer problématique voire dangereux.
"La vérité vous rendra libres. Mais d’abord, elle vous mettra en rage." — Gloria Steinem
POUR RETROUVER LE PODCAST
Dans l’univers de la santé, le déni occupe une place particulière du fait de sa complexité.
Cette stratégie inconsciente peut tour à tour être salvatrice pour encaisser les chocs émotionnels pour éviter de sombrer comme dévastatrice si la personne s’auto-détruit en rejetant la réalité et les conséquences de la maladie.
Notre invité à la fois infirmier en psychiatrie et atteint d’un trouble bipolaire connaît très bien ce mécanisme.
Il l’évoque avec honnêteté et bienveillance dans notre dernier podcast. Pour écouter la discussion entière avec Olivier Ducourant c’est juste ici :
Taylor, G.J. & Bagby, M.R. (2004). New Trends in Alexithymia Research. Psychotherapy and Psychosomatics, 73, 68-77.
Wilson, T. D. (2002). Strangers to Ourselves: Discovering the Adaptive Unconscious.Harvard University Press.
Sharot, T., Korn, C. W., & Dolan, R. J. (2011). How unrealistic optimism is maintained in the face of reality. Nature Neuroscience, 14(11), 1475–1479.
Arendt, Hannah. (1963). Eichmann in Jerusalem: A Report on the Banality of Evil.New York: Viking Press.
Kübler-Ross, Elisabeth. (1969). On Death and Dying. New York: Macmillan.
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